L’apparition et la diffusion du
bocage en tant que milieu agro-végétal constitue sans aucun doute la dynamique
la plus importante de l’histoire agraire du Bourbonnais. Importante, car les
paysages bocagers couvrent aujourd’hui plus de la moitié du département de
l’Allier et parce le combat contemporain pour rénover les structures foncières
liées au bocage, comprenez le métayage, nourrit jusqu’à nos jours les actes et
l’imaginaire politiques de la gauche dont on connaît le poids en Bourbonnais.
Aux XVIIe-XVIIIe siècles, le bocage était alors en pleine expansion dans notre
province et présentait une forme moins « classique » que celle qui
fut la sienne de la fin du XIXe siècle aux années 1960.
La chronologie et les conditions de
l’expansion des formes bocagères en Bourbonnais demeurent deux questions non
tranchées. Faute de sources suffisantes, l’historien ne peut avancer que des
ébauches d’explication. Pour Pierre Bonnaud, professeur de géographie à
l’Université de Clermont-Ferrand, l’apparition du bocage en Bourbonnais fut
tardive, vraisemblablement entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Localisé tout d’abord
autour de Moulins, le bocage se répandit dans un premier temps dans une large
bande allant de la forêt de Tronçais à Dompierre-sur-Besbre. Les formes
bocagères gagnèrent ensuite l’ouest et le sud-ouest du Bourbonnais, colonisant
au passage les Combrailles, et finit, dans le premier tiers du XIXe siècle, par
s’installer sur les pentes de la
Montagne bourbonnaise. Le bocage est donc un élément beaucoup
plus récent de l’histoire agraire de notre province qu’on pourrait le penser. Il
semble que la diffusion de cet agencement agro-végétal dans l’espace central
que nous appelons aujourd’hui couramment le « Bocage
bourbonnais » coïncida avec une large période de réorganisation des
campagnes qui courut du début du XVIe siècle à la fin du XVIIe siècle. Les
travaux récents de Jacques Lelong ont permis de faire progresser notre
connaissance de l’histoire du bocage. (1)
À partir années 1570, dans un contexte économique déprimé, la dépossession
paysanne (liée au développement de l’endettement) s’accéléra au profit d’une
partie de la noblesse et de la bourgeoise, alors seules capables de se lancer
dans une vaste politique de rassemblement parcellaire. Le résultat de ce
bouleversement des structures foncières des châtellenies de Moulins, Bourbon,
Souvigny, Bessay, Belleperche, Germigny, Murat, Montmarault, Hérisson,
Montluçon, Chantelle et Verneuil se traduisit par la constitution de domaines
agricoles de 30 à 50
hectares d’une valeur locative de 500 à 1 200 livres
annuelles. L’exploitation en faire-valoir direct de ces domaines (parfois
appelés métairies) était plutôt rare. En fait, la très grande majorité des
propriétaires préféraient avoir recours au faire-valoir indirect en baillant à
ferme leurs terres ou en signant un contrat à mi-fruit (système du métayage) pour
une durée de 3, 6 ou 9 ans. Cette lente mutation des structures foncières
bourbonnaises vit l’émergence d’un nouveau groupe social composé
d’investisseurs urbains ou ruraux, généralement appelés marchands-fermiers ou
fermiers généraux, qui s’intercalaient entre les propriétaires et les exploitants
réels de la terre. Prenant à bail les fermes et les métairies, ces
marchands-fermiers se chargeaient dans un second temps de les sous-louer à la
paysannerie laborieuse et notamment au monde des métayers. Ce système de médiation
économique développa la monétarisation des campagnes et aboutit au triomphe
d’un capitalisme rural.
Il serait erroné de croire que
les formes bocagères qui se développèrent en Bourbonnais à l’époque moderne
étaient déjà dominées et structurées par des réseaux de haies vives qui en constituèrent
pourtant jusqu'à nos jours l’image traditionnelle. Au niveau sociologique, ce
phénomène de bocagisation fut le résultat d’un lent processus d’appropriation
d’espaces agricoles sur lesquels avaient prévalu pendant des siècles une foule d’usages
communautaires. La privatisation de l’espace agricole ne fut en fait que
partielle. Certes, à l’intérieur de chaque parcelle, tout propriétaire (ou
exploitant) pouvait désormais librement ensemencer son sol sans que la
communauté villageoise à laquelle il continuait à appartenir ait son mot à dire.
Cependant, à la morte-saison, les barrières devaient tomber autour des espaces
laissés en jachère afin que les droits collectifs de parcours et de vaine
pâture puissent être appliqués. La paysannerie opta donc dans un premier temps
pour l’emploi de haies sèches, amovibles, constituées de lacis de branchages et
de ronces. La haie vive ne colonisa le bocage qu’au cours du XIXe siècle.
L’emploi à l’époque moderne de la technique de la haie sèche contribua de fait au
processus de déboisement des régions concernées par le phénomène de
bocagisation. Au cours des XVIIe-XVIIIe siècles, les ressources forestières
furent en effet surexploitées à la fois par les populations locales, par
l’industrie naissante (voir carte) et par des entrepreneurs travaillant pour des
marchés plus ou moins éloignés. Ainsi, en 1673, un marchand bourguignon se
rendit ainsi adjudicataire de 19 arpents de la forêt de Chasteau-Charles
(paroisse de Coutansouze) puis passa un contrat avec un sabotier de la paroisse
dans le but de mettre en œuvre « des sabots dans les fouteaux [les hêtres] de la coupe. » (2) En 1764, Gilbert Cartier, marchand
apothicaire, agissant au nom de Claude Saulnier, marchand-fermier des Paraudas
(Paroisse de Gennetines), vendit pour 400 livres à Pierre
Chausseron et Michel Guesdon, charbonniers à Moulins, « un bois taillis appelé
communément, le taillis des Paraudas, renfermé de haies à charge d’exécuter la
coupe conformément à l’ordonnance des Eaux et forêts, laisser les balivaux
modernes et autres balivaux et de ne couper aucun pied cornier. »
Les charbonniers devront fabriquer le charbon dans les places vides du taillis « en
sorte que la façon et la cuisson d’iceux ne puissent endommager le bois ».
La coupe devra être faite dans un délai de deux ans et ils laisseront les
taillis clos et bouchés deux mois avant l’expiration du contrat. (3) En 1765, Jean Vialy, du bourg de
Villeneuve et Jean Renaud, marchand à Aurouer, vendirent pour 600 livres à Nicolas
Bonchrestien, marchand de bois forain pour l’approvisionnement de Paris, un
canton en haute futaie dans le bois des pêcheries sur la paroisse d’Aurouer,
sans aucune réserve si ce n’est de laisser au sol les branches coupées. (4)
Enfin, il serait également erroné
de croire que le bocage était forcément synonyme à l’époque moderne de
territoires d’élevage. Certes, en investissant des capitaux dans la
constitution d’exploitations conséquentes, la noblesse et la bourgeoisie
espéraient engranger de belles rentes foncières et spéculer sur le plus de productions
agricoles possibles. A ce titre, le marché de la viande, porté par l’essor du
monde urbain, constituait au XVIIIe siècle un débouché économique de premier
ordre. Néanmoins, comme tous les « pays », le bocage était avant tout
un pays de polyculture où les surfaces
emblavées l’emportaient encore largement sur les surfaces en herbe. La
structure du domaine des Belots, situé sur la paroisse de Chemilly, à la limite
du bocage et du val d’Allier, illustre à merveille cette polyculture bocagère
de l’ancien Bourbonnais. Les 56 parcelles qui constituaient l’exploitation
formait un ensemble de 64
hectares et demi se répartissant de la sorte : 48 hectares étaient
occupées par des terres labourables, 9 ha par des pâturages, 6 ha par des prés, 0,2 ha par des vignes, les
bâtiments, cours et jardins s’étendaient quand à eux sur 1,3 hectare. Au niveau
du cheptel vif, on dénombrait 8 bœufs de trait, 5 vaches garnies, 2 taureaux, 2
juments et leur suivant, 1 truie et 2 petits cochons, 9 moutons, 60 brebis et…
4 ruches. (5)
(1)- Jacques Lelong, ouv.
Cité.
(2)- AD Allier, 3 E 1786
(1673)
(3)- AD Allier, 3 E 1681
(1764)
(4)- AD Allier, 3 E 19 (1765)
(5)- AD Allier, 3 E 2875 (1783)
S. HUG
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