dimanche 30 décembre 2012

Eloge de la différence

Si la folie trouva dans les années 70 son historien en la personne du philosophe Michel Foucault, l'histoire de l'autisme et des troubles comportementaux est encore un territoire d'études largement en friche. L'indigence des archives descriptives et la diffusion tardive des méthodes classificatoires de la psychiatrie moderne expliquent en grande partie notre quasi méconnaissance de ce monde évoluant entre normalité et différence. Dans la France d'autrefois, celle d'avant-hier, lorsque les pécores avaient la langue trop fatiguée par les longues palabres des champs de foire, ces personnages étaient couramment appelés les "lunaires", mais dès que l'infanterie villageoise s'était ravigotée avec quelques canons bien balancés derrière le gosier, voilà que ne tardaient pas à fuser les implacables "crétins du village !". Toujours est-il que dans nos villes et villages d'antan, ces personnages étaient parfaitement intégrés à la population car, au-delà de la morale chrétienne, ils incarnaient une frontière interne à l'humanité et, passés les quolibets, questionnaient le commun sur l'étendue de la normalité sociale. L'existence de deux personnages haut en couleur du Pays lapalissois résume à merveille ce monde de la différence.


Disparu autour de 1955, Thomasset marqua durablement la mémoire du carreau de Bert-Montcombroux. Entouré d'une foule d'animaux, notre homme était un mélange du savant anglais Caractecus Popps et de l'impayable Boudu sauvé des eaux. Inventeur de talent, il avait réussi pendant l'Occupation à adapter sur sa motocyclette un système gazogène qui lui permettait de se passer de carburant. De la sorte, il rendit de nombreux services à la population. Après la guerre, Thomasset créa même de toutes pièces une automobile qu'il assembla dans sa maison. Afin de la faire sortir, il n'hésita pas à démolir un pan de mur... 

A Lapalisse, dans les années Trente, régnait Jésus Bardet. Dans un recueil inédit de nouvelles Georges Romaillat nous en brosse un inoubliable portrait :

 « Dans les années trente de ce siècle finissant, un curieux personnage arpentait journellement les rues de la bonne ville de Lapalisse, dans l’Allier. Il disait à tout le monde qu’il s’appelait Zezu Badet. S’il prononçait ainsi son nom, c’est que, tout simplement, il avait un cheveu sur la langue. Ce petit travers incitait tous les habitants du pays à dire de même en parlant de lui. Ils étaient à peu près deux mille cinq cents à cette époque. Lapalisse était encore sous-préfecture et conservait une certaine importance. (…) Zezu Badet était une tête de turc toute trouvée pour les railleurs juvéniles de la cité, puisqu’il déambulait du matin au soir, dans une tenue vestimentaire qui ne manquait pas d’attirer l’attention. Des témoins d’époque, qui sont encore de ce monde, ont consenti à pressurer leurs neurones pour la circonstance (…) «Dès son enfance, le jeune Bardet a dû montrer une piété ostentatoire. On le disait entouré de crèches ou d’imagerie saint-sulpicienne. Il n’a jamais fait le moindre effort pour se garder en vie par le travail. Maigre et d’assez haute taille, il déambulait selon un horaire et un parcours immuables, fixés par les habitudes des ménages qu’il visitait. Coiffé d’un chapeau fatigué et vêtu d’une biaude grise, comme la portaient certains artisans, il avait au bras un grand panier d’osier tressé où étaient quelques exemplaires de l’Echo de la Mode et du Petit Parisien, avec quelques bons savons de toilette. Il y avait des bobines de fil à coudre, des pelotes d’épingles et des porte-aiguilles. Il avait décidé que telle ou telle famille désirait lire sa revue ou son quotidien, toujours à la bonne date, et allait les livrer à domicile et en mains propres. Cela devenait une habitude que nul n’osait rompre. Il existait un courant de charité discrète, afin que le personnage grapille quelques sous pour subsister. Pour ses « Très Riches heures », il paradait en ville dans un costume extravagant, coupé selon ses instructions les plus strictes par un tailleur facétieux. Dans les années 36-39, la mode des futurs zazous exigeaient un veston court et cintré, avec des revers arrondis. Le pantalon était pattes d’éléphant et devait recouvrir le soulier jusqu’à la pointe. Il était taillé en biseau, pour balayer le sol à l’arrière. Le sien était de moitié plus vaste par le bas que celui des autres gamins de ce temps. A cet ensemble bleu pervenche, étaient ajoutés une ample lavallière noire, une fleur rouge (en papier) à la boutonnière et, autour du cou, la chaîne d’un énorme face-à-main, genre accessoire d’opérette. Bien entendu, une canne à pomme guidait les pas du seigneur. (…) Certains esprits facétieux avaient projeté de le conduire à Saint-Menoux, pour y subir l’épreuve du débredinoire, une célèbre thérapeutique en pays bourbonnais, mais ils se ravisèrent. Et si à son retour, il était devenu comme tout le monde ? Comme la vie serait triste dans la cité ! (…) A partir de 40, on a parlé d’autre chose. On a retrouvé Jesus chez lui, mort de faim et de froid en 1942. Tous l’avaient oublié. » Et dans un dernier sursaut de sa mémoire enfantine Le Celte Erudit proposa comme épitaphe au grand homme : « Turluttutu, chapeau pointu, ZEZU est mort, n’en parlons plus. »

S. HUG

HUGSTEPHANE@aol.com 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire