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La question de l'asséchement des marais sous l'Ancien Régime a été popularisée en 1996 grâce au film Ridicule de Patrice Lecomte dans lequel un jeune aristocrate de la Dombes, Ponce Ludon de Malavoye, monte à Versailles dans l'espoir de présenter au Roi son projet de dessèchement des paluds de son pays. En un temps, où la famine et les épidémies rôdaient encore, la suppression des grandes étendues marécageuses revêtait une importance capitale : elle permettait à la fois de gagner de nouveaux espaces arables et de faire disparaître autant de nids à miasmes. Cette lutte pluriséculaire ne concerna pas seulement les littoraux atlantique et méditerranéen, elle se développa également à l'intérieur des terres en des lieux aujourd'hui insoupçonnés. Ainsi, dès le début du XVIIe siècle, la plaine de la Limagne, alors en grande partie occupée par de vastes zones humides, fit l'objet de plusieurs projets d'assèchement.
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En 1713, Louis Saladin, ingénieur de la province d'Auvergne, originaire de La Palisse, échafauda un grand projet d'assèchement portant sur cinq marais de la Limagne : celui d'Auranches, de Thuret, de Coeur, d'Ennezat et de Gerzat, soit 4739 arpents et 385 toises (près de 2 500 hectares) pour un coût estimé à 30 000 livres tournois. Afin de financer et mener à bien ce projet, Louis Saladin jeta les bases d'une société (une compagnie comme on disait à l'époque) avec trois autres personnages : Antoine Leblanc, bourgeois de La Palisse, receveur des fermes du bureau forain de la ville, le Marquis de Castries, courtisan influent et le Comte de Corswarent, ancien colonel en retraite à La Palisse. La future société reçues les Lettres patentes tant espérées le 29 janvier 1720 ce qui permit de finaliser sa structure. Réduite à trois associés en 1719 après la mort d'Antoine Leblanc, le Comte de Corswarent céda sa participation en mars 1720 au Marquis de Chalmazel. Lorsque l'acte de fondation de la Société d'assèchement de la plaine de la Limagne fut enfin enregistré à Paris, le 8 mai 1720, devant Me Lefèbvre, la compagnie avait considérablement évolué depuis le lancement du projet de Saladin : le Marquis de Chalmazel possédait désormais 4/9e le la société, le Marquis de Castries 3/9e et Saladin 2/9e. L'évolution de cette compagnie nous montre bien que l'aristocratie d'Ancien Régime, contrairement à une idée reçue, ne dédaignait aucunement participer à des opérations capitalistes (Traite des Noirs comprise !). De telles intrusions dans le monde de l'argent n'entraînaient en rien la dérogeance de la lignée noble. Cependant, "faire de l'argent" était en désaccord avec le style de vie de la nobilitas, pour contourner cette barrière mentale, il était d'usage d'utiliser des prête-noms qui couvraient les véritables financiers et donneurs d'ordres. Ainsi, le 8 mai 1720, en l'étude de Me Lefèbvre, ce fut un certain HubertGaillard qui représenta les associés et apposa sa signature.
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Le périmètre du projet de Saladin (extrait de la feuille 52 de la carte de Cassini - 1755)
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Entre temps, le Parlement de Paris avait lancé une enquête de commodo et incommodo dans les paroisses de la Limagne afin de savoir si le projet de Saladin ne risquait pas de détruire des usages ancestraux ou de supprimer certains droits de parcours. Des voix ne tardèrent pas à se faire entendre. Plusieurs seigneurs s'inquiétèrent par exemple de voir l'administration royale empiéter sur leurs terres, des grands propriétaires regardèrent d'un mauvais oeil ce qui constituait pour eux une avancée de la fiscalité d'Etat, enfin, des paroisses, telles celles de Saint-Beauzire et de Gerzat, s'émurent de la disparition programmée de leurs espaces de parcours ce qui les auraient conduit à vendre une grande partie de leurs troupeaux ovins et, à terme, à assister impuissantes la fonte des revenus liés à la vente des lainages. Bref, devant un tel front du refus, le 23 juin 1724, l'Intendant d'Auvergne, Bidé de la Grandville, décida d'enterrer le projet de Saladin. La Société de la Plaine de la Limagne ne vécut donc que sur le papier. L'asséchement de la Limagne débuta véritablement à la fin du XVIIIe siècle.
S. HUG
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