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A la fin des années 70, la première chaîne de télévision diffusa un feuilleton retraçant les aventures de Louis Mandrin qui, en son temps, s'autoproclama lieutenant-général des contrebandiers du royaume. Alors que tout le pays suivait les frasques de Jacques Mesrine et la cavale de James Drouart dans les Bois Noirs, une telle programmation avait quelque chose de surréaliste, voire de subversif. Je me souviens que ma grand-mère pestait lorsqu'elle me voyait regarder ce feuilleton et se demandait comment on pouvait montrer sans vergogne les tueries du "vieux Mandrin" (en Bourbonnais, le terme de "vieux" peut également désigner une personne de mauvaise renommée). A l'époque, je ne comprenais pas le décalage qui existait entre le scénario flatteur du feuilleton télévisé et le jugement de ma grand-mère nourri par la mémoire collective des gens de la Montagne bourbonnaise.
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Issu d’une famille autrefois aisée de petits négociants-marchands de Saint-Étienne-de-Saint-Geoirs, Louis Mandrin (né en 1725) fut condamné à mort par contumace le 27 juillet 1753 à la suite d’une rixe mortelle. Le même jour, son frère Pierre, fut pendu pour faux-monnayage. Louis Mandrin décida alors de se lancer dans une guerre contre la Ferme. Le Ferme était alors une organisation financière et fiscale tentaculaire qui avait pour vocation de prendre «à ferme » l’ensemble des taxes indirectes perçues dans le royaume. Les grands financiers de la ferme (les Fermiers généraux, de quarante à quatre-vingt dix selon les périodes) avançaient au Roi (toujours à court de numéraire) le produit estimé de ces taxes et recevaient en contrepartie le droit de lever ces mêmes impôts en réalisant au passage de substanciels bénéfices. Le Fermiers Généraux avaient de plus le droit d’entretenir un personnel (23 000 dans tout le royaume) attaché à leur structure : les Guapians.
"Taille cinq pieds, quatre pouces (1,65 m), cheveux chastains tirant beaucoup sur le blond, courts et non frisés, yeux gris ou roux, enfoncés, sourcils non fournis, visage gros, ovale, un peu marqué de petite vérole, nez proportionné et assez bien tiré, la bouche assez grande, un peu enfoncée, le menton un peu pointu et un peu avancé en dehors." (rapport de police)
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Mandrin entra dans une bande de contrebandiers qui opérait entre les cantons suisses, la France et la Savoie. Il en devint vite le chef et compta près de 300 hommes sous ses ordres. Mandrin cachait ses dépôts d'armes et de marchandises en Savoie, se pensant hors d'atteinte des Français. Achetant des marchandises en Suisse (tissus, tabac, toiles, épices, peaux…), il les revendait dans les villes françaises à la barbe et au nez des Gabelous.
Durant l'année 1754, Mandrin organisa six campagnes. ce fut lors de sa sixième et dernière campagne que Louis Mandrin traversa le Pays lapalissois. Partie à la mi-décembre 1754 de la région de Besançon, la troupe du lieutenant-général des contrebandiers du royaume, galopa à travers la Bourgogne avant d'arriver en Bourbonnais le 22 décembre vers 4 heures du matin. A Dompierre-sur-Besbre, quatre gendarmes furent dépouillés par la troupe de Mandrin, à sept heures du soir, les contrebandiers traversèrent Vaumas et passèrent la nuit au prieuré de Floret (Trézelles). Le lendemain matin, dimanche 22 décembre, la troupe passa à Lapalisse et arriva au Breuil où l'équipée prit un tour tragique. A l'approche de la cohorte, estimée à trente-cinq cavaliers, une femme du bourg courut vers l'auberge d'Arpaja en criant qu'il fallait avertir les "Gâpians". Mandrin et ses hommes se ruèrent aussi sur l'auberge où ils abattirent deux employés de la Ferme de Vichy et en tuèrent deux dans un champ voisin. Le capitaine de la brigade, Gilbert Bourage, fut quant à lui grièvement blessé et succomba à ses blessures quelques jours plus tard. Le registre d'Etat-civil du Breuil conserva la trace de ce bain de sang :
"L'an mil sept cent cinquante-quatre et le vingt-trois décembre. Monsieur le Bailli de Saint-Martin, juge du Breuil, accompagné de ses officiers et d'un chirurgien, a fait l'enlèvement de quatre employés de la brigade de Vichy nommés Jean-baptiste Simon, Antoine Ronas, Charles Camus, Charles Blanchardet, qu'il nous a dit avoir été tué le vingt deux à coups de fusil par la bande de Mandrin. Après qu'il a eu posé le cachet sur leur front, ils ont été inhumés dans le cimetière de cette église en présence de François Durantet, Laurent Feriat, Sergiers Germain et ClaudeTachon, tous de cette paroisse qui n'ont pu signer de ce enquis selon l'ordonnance."
Mais revenons à cette journée du vingt-deux décembre. Après avoir fait boire leurs chevaux dans une fontaine (dénommée par la suite "fontaine de Mandrin"), la troupe fila sur Châtel-Montagne où elle fit panser ses blessés et acheta des chevaux. En fin de journée, à Saint-Clément, les contrebandiers assassinèrent le couple de meuniers qui exploitait le moulin du château du Chêne, car ils se refusaient à leur indiquer la route de Saint-Priest-Laprugne. La bande passa la nuit à Cervières. Le lendemain, Mandrin passa en Forez. De là, le lieutenant-général des contrebandiers traversa le Livradois, le Velay, le Vivarais, le Dauphiné, la Provence et arriva en Piémont le 24 janvier 1755.
Si Mandrin traversa le Pays lapalissois en moins d'une demi-journée, sa mémoire demeura longtemps dans nos campagnes. Ainsi, dans les Bois de la Vallée (Droiturier), on racontait qu'il avait caché son trésor au fond de l'étang de Godinière, tout près de là, un énorme rocher, rappelant vaguement un siège, était appelé "Trône de Mandrin". Au Breuil, la "Fontaine de Mandrin" (photo ci-dessus) est devenue un élément du patrimoine communal.
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La Ferme générale, exaspérée par ce « bandit » toujours plus populaire, demande le concours de l'armée du Roi pour l'appréhender. Mais Mandrin parvint encore à se réfugier en Savoie. Les fermiers généraux décidèrent alors de violer la frontière savoyarde. 500 gabelous déguisés en paysans mettent la main sur Mandrin à la ferme fortifiée de Rochefort-en-Novalaise. Lorsque le Roi Charles-Emmanuel III de Sardaigne apprend cette intrusion sur son territoire, il exige la restitution du prisonnier. Louis XV s'exécute. Mais les fermiers généraux, pressés d'en finir avec Mandrin, accélèrent son procès. Jugé le 24 mai 1755, Mandrin fut roué vif à Valence le 26 mai, devant 6 000 curieux, sans que le supplice lui arrache un cri.
S. HUG