Les « Bons Pays » bourbonnais
dessinaient une patte d’oie posée au cœur de notre province. Le val d’Allier
formait la branche principale de cet ensemble d’où se détachaient deux ramifications
à la hauteur du bec de Sioule. Tandis qu’à l’ouest, les « Bons Pays »
s’organisaient autour de la vallée de la Sioule et de la dépression de la Limagne bourbonnaise, à
l’est, la route royale de Paris à Lyon, formait l’axe majeur de la Forterre. Dans l’ancienne
France, le « Bon pays » était avant tout une terre à céréales ou du
moins, un pays de polyculture dominée par des productions céréalières (froment,
seigle, avoine) capables de nourrir de fortes communautés villageoises. On peut
ainsi estimer que ces « Bons Pays » bourbonnais concentraient durant
l’époque moderne près des deux tiers de la population des élections de Moulins
et de Gannat (143 000 habitants à la fin du XVIIe siècle – 250 000
habitants à la fin du XVIIIe siècle) et sans doute la moitié de la population
totale du Bourbonnais (180 000 habitants à la fin du XVIIe siècle -
320 000 habitants à la fin du XVIIIe siècle). Dans le pays gannatois d’A.
Freydeire, (1) la densité moyenne en 1789
était de 60-70 habitants par kilomètre carré soit un peu plus du double de la
moyenne généralement retenue pour le Bourbonnais à la même date. Les fortes
densités rurales des « Bons Pays » étaient renforcées par un solide
maillage urbain. Si l’on excepte Montluçon, toutes les villes importantes de la
province se trouvaient dans cet espace.
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Vue du pays gannatois |
Tous les observateurs de l’époque moderne ont
insisté sur la complémentarité de l’économie agraire de ces « Bons
Pays ». Nicolas de Nicolay dans sa Générale
description du Bourbonnais (1569) notait ainsi que la châtellenie d’Ussel
était « située
en bon païs gras et fertile en bledz, vins, foings, huilles et autres
fruictz », Gannat se
trouvait au centre d’un pays fertile où « du cousté d’orient de ladicte
ville y a la belle plaine, terres fortes à froment, prez et grandz paccaiges et
sur la montagne entre l’occident et le septentrion sont les grandz vignobles de
longues estendues qui produisent abondance de bons vins et délicieux. » (2) Dans son Mémoire de la
Généralité de Moulins (1698), l’Intendant Le Vayer notait
à son tour : « le pays est uni d’une terre fertile principalement en fruits,
blés et seigle, surtout la châtellenie de Murat, tout le côté de Varennes et La Palisse sur le grand
chemin de Lyon. » (3) Cette
variété et cette complémentarité des productions prenaient place dans le cadre
d’une rotation triennale des cultures : « Les terres d’une ferme sont
divisées en trois parties, chaque année, l’une de ces trois parties est
dépouillée d’une récolte principale en bled ensemencée dans l’automne
précédent. La seconde partie pour un tiers est chargée au printemps et ensuite
dépouillée d’une récolte en orge, chanvre, avoine et fèves et les deux autres
tiers restant en patureaux. La troisième est en culture préparatoire pour la
semence de la récolte principale en bled de l’année qui suit. En cette seconde
année, la première partie produit la récolte en orge, chanvre, avoine et fève,
la seconde partie est mise en culture et ensemencée pour la récolte principale
en bled de la troisième année. Ainsi une terre produit deux récoltes en trois
ans. » (4) Certes, dans
son rapport au Préfet de l’Allier, Jean-Marie Cossonnier, sous-préfet de
Lapalisse, décrivait avant tout les systèmes culturaux de la Forterre. Cependant,
la même rotation prévalait dans la région de Gannat et de Vichy et sans doute
de façon plus ou moins dégradée dans la plupart des « Bons Pays » du
Bourbonnais. Cette rotation triennale permettait d’intégrer des cultures
nouvelles comme celle de la pomme de terre vers 1770 ou de réserver une place
de plus en plus grande à la vigne, d’un rapport sans cesse croissant au XVIIIe
siècle. Si la vigne était un élément essentiel des « Bons Pays », ce
fut surtout dans le Saint-Pourçinois que la viticulture se renforça le plus
durant l’époque moderne. Déjà réputés à la fin du Moyen Age, les vins de
Saint-Pourçain continuaient à être appréciés sur les marchés urbains : « On
exporte sur Paris 30 à 40 mille hectolitres de vin, embarqués principalement au
port de La Chaise. Les
rouges sont liquoreux et susceptibles d’être conservés longtemps, plus ils
vieillissent, plus ils sont délicats. Il y en a chez les plus riches
particuliers qui sont en bouteilles depuis 18 à 20 ans et qu’on ne distingue
pas du meilleur Bourgogne. Les blancs sont aussi très bons : ce sont ceux
que l’on connaît généralement à Paris sous le nom de vins de La Chaise. » (5) Ce vignoble s’étendait à la fin du XVIIIe
siècle sur près de 8 000
hectares principalement plantés en Gamay lyonnais, dit « Petit Gamay ». La culture de
la vigne gagna même à cette époque des bas-fonds exposés aux gelées tardives et
des escarpements difficiles à mettre en valeur.
Même si les systèmes culturaux
possédaient leur propre dynamique, les céréales ne cessèrent de demeurer omnipotentes,
y compris à l’intérieur du vignoble Saint-Pourçinois. Dans le pays gannatois,
les grains occupaient environ les 5/6e des surfaces cultivées et
réservaient une place de choix aux céréales panifiables (2/3 de froment, 1/5 de
seigle, 1/5 orge-avoine). Cependant, cette maîtrise du système triennal était
contrebalancée par la faiblesse de l’outillage. En 1793, le commissaire
Garnier, dépêché par la
Convention afin de dresser un état du département de
l’Allier, notait : « Les terres à chambonnages sont labourées avec
des bœufs assez forts, mais des districts étrangers. Celles à seigle, qui sont
les plus étendues, sont cultivées avec des vaches ou des bœufs médiocres. Les
instruments de labour les plus connus sont les araires. Les uns portent une
bêche horizontale très aigue, les autres un fer de lance, d’autres, enfin, un
simple coin de forme ronde avec une pointe à l’un de ses bouts. La véritable
charrue n’est en usage que dans quelques cantons des districts de Gannat et de
Cusset. » (6)
La force du système triennal,
malheureusement desservie par la médiocrité de l’outillage agricole, pose le
problème des rendements et de la productivité du travail paysan. Dans son Tableau de la situation du département de
l’Allier (an IX) le Préfet Huguet prit
soin de différencier les fonds de vallées des croupes argileuses : « Les terres qui avoisinent cette ville
[Moulins] sont cultivées par des jardiniers dont la culture à la bêche favorise
beaucoup le produit des terres. Cette ressource pourrait s’approprier à toute
la vallée de l’Allier, connue sous le nom de chambonnage. Les blés y sont
beaux, mais leur produit très faible : il roule ordinairement de quatre à
six pour un, semence prélevée. Le produit du bétail y est aussi peu
considérable, les cultivateurs en sont généralement pauvres et n’ont que
l’apparence de l’abondance du moment. Une maladie, des pertes de bestiaux, une
mauvaise récolte, les obligent très souvent à s’endetter vis-à-vis des
propriétaires. Beaucoup d’entre eux, devenus insolvables, restent simples
manouvriers jusqu’à ce que les besoins de la culture, ou de nouvelles avances,
les reportent à quelqu’entreprise (…) La nature riche et riante est partout en
opposition avec la misère des cultivateurs dont le sort est plus heureux dans
les parties hautes composées de terres fortes, d’un fond plus rembruni. Les
chênes, sorbiers, noyers, coudriers qui s’y sont multipliés en font une scène
plus riante. Les travaux y paraissent mieux étendus, l’aisance des habitants
plus générale, leurs habitations mieux soignées, les prairies vastes et bien
entretenues, les champs clos de haies vives tandis que la majorité des terres
du département presque toutes les haies en bois mort ont le double désavantage
de donner au pays un coup d’œil triste et de dégrader de plus en plus les bois
environnans qui fournissent à ce genre de clôture. Les bestiaux y sont aussi
plus beaux et bien supérieurs à ce qu’ils sont dans les autres parties. Malgré
tous ces avantages, le froment qui en forme la principale culture n’y rend que
de six à sept par an, semence prélevée, calcul fort en dessous de celui qu’on
pourrait en attendre. Dans toutes ces terres fortes, les parties calcaires
produisent beaucoup d’orge qui fournit à la majeure partie du pain qui s’y
consomme. Dans les parties argileuses, on mange généralement du seigle et
souvent un mélange de seigle et de froment. L’espèce d’hommes, mieux nourris,
est en général plus belle et plus forte que dans les autres parties. » (7)
Comme le nota avec tant de
justesse le commissaire Garnier, les structures foncières de ces « Bons
Pays » étaient intimement liées au maillage urbain : « Les
propriétés sont assez divisées aux environs des villes, mais pour peu qu’on
s’en éloigne, il n’est pas rare de voir quinze à vingt domaines ou fermes entre
les mains du même propriétaire. Les petites fermes étant plus aisées à exploiter
que les grandes et faisant proportionnellement une plus grande quantité de
fumiers, sont mieux cultivées que les grandes. » (8) Du coup, la noblesse et la bourgeoise des
villes des « Bons Pays » (Moulins, Gannat, Saint-Pourçain, Cusset,
Vichy, Varennes, Lapalisse) dominaient largement la répartition de la propriété
en constituant, par un lent travail de rassemblement parcellaire, des
exploitations de 20 à 50
hectares louées de 500 à 1 000 livres par
an. Face à ces gros domaines agricoles, la paysannerie ne disposait souvent que
de petites exploitations (de 2 à 10-15 hectares) fragmentées sur plusieurs terroirs.
D’une façon globale, on peut estimer que 25 % du sol appartenait à la noblesse,
25 % à la bourgeoisie urbaine et rurale, 10 % au clergé et, enfin, 40 % à la
paysannerie, alors que cette dernière représentait environ 80 % de la
population).
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Cliquez sur la carte pour l'agrandir. Commentaire de la carte : Le maillage très serré des ports
fluviaux, des bacs, des relais de postes, des lieux de foires et de marchés
faisait des « Bons Pays » le centre économique du Bourbonnais. Un
réseau plus lâche d’hospices permettait tant bien que mal d’encadrer la
pauvreté qui transitait le long des axes routiers. Enfin, ces « Bons
Pays » constituaient le territoire bourbonnais le plus encadré par la
monarchie qui profita amplement au XVIIe siècle de cette relative richesse pour
pourvoir, aux frais des populations locales, au ravitaillement des troupes de
passage (lieux d’étape).
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(1)-
Alfred Freydeire, ouv. Cité.
(2)-
Nicolas de Nicolay, Générale description
du Bourbonnais, Paris, 1569, pp. 73-88.
(3)-
Mémoire de la généralité de Moulins par
l’Intendant le Vayer (1698), Moulins, Crépin Leblond, 1902, p. 8
(4)-
A. D Allier, Md 10, Lettre du 26 février 1810 du sous-préfet de La Palisse.
(5)-
in, Augustin Leclerc, Châtel-de-Neuvre et
sa région, Moulins, 1882, p. 50. Lettre de Me Andrivand, notaire à Saint-Pourçain (Thermidor an XII).
(6)-
Rapport du Citoyen Garnier (an II), Bulletin de la société émulation du
Bourbonnais, 1898, p. 349.
(7)-
Préfet Huguet, Tableau de situation du
département de l’Allier (an IX), Bibliothèque nationale, version numérisée
sur Gallica.fr. 68 pages.
(8)-
Rapport du Citoyen Garnier, op. cité, p. 350..