On pourrait croire au regard de l’historiographie française de ces trente dernières années que l’histoire des migrants et des immigrés serait en passe d’être bouclée. Des maçons de la Creuse qui, autrefois, montaient chaque année à Paris au creuset afro-méditerranéen de la Goutte d’Or en passant par les Savoyards de Lyon, les Bougnats et les Bretons de la Capitale, les Polonais du Nord et de Lorraine ou bien encore les harkis et les Pieds-Noirs du Sud de la France, la liste des études consacrées aux différentes formes de migrations et aux différentes communautés d’immigrés et d’expatriés s’est prodigieusement allongée depuis les années 1980. Ces travaux furent soit menés par des enfants de la deuxième génération qui, après avoir achevé le processus d’intégration, commencèrent à cultiver la mémoire du départ, soit par des universitaires qui découvrirent au lendemain de l’embrassement du quartier des Minguettes en 1982, un visage de l’immigration qu’ils avaient jusqu’alors ignoré. Alors que la perpétuelle réinvention des circuits et des formes de migrations poussent à remodeler les problématiques historiques, il est un angle d’étude que les historiens français ont laissé de côté, faute de base statistique : il s’agit des isolats, concept sociologique qui désigne en fait, derrière une apparente sécheresse, ces individus et ces familles qui ont posé leurs valises en un lieu où leurs frères de fortune ou d’infortune ne sont pas légion. Cet isolement, complet ou relatif, conduisit souvent les étrangers à confiner la mémoire de leur pays d’origine entre les murs de leur domicile.
La ville de Lapalisse, étrangère aux grands courants d’immigration, constitua au cours du XXème siècle l’un de ces isolats pour une poignée d’Italiens, de Polonais, de Maghrébins ou plus récemment pour quelques Turcs. En évoquant le parcours de Jacob et d’Anna Solak, deux Polonais arrivés à Lapalisse dans les années 1930, nous ne chercherons pas seulement à savoir comment ils se sont intégrés dans la société lapalissoise, mais surtout comment ils ont su préserver leur Pologne, rue Piessat, le long de Gièze.
Anna Wojdak naquit en 1900 dans le village de Bielcza, près de Cracovie, au sein d’une famille de charpentiers. Elle était l’aînée des filles d’un foyer qui ne comptait pas moins de dix enfants. A la mort de sa mère, en 1914, âgée donc d’à peine quatorze ans, Anna prit les rênes de la maison et se chargea de l’éducation de l’ensemble de la fratrie. Autour de sa vingtième année, Anna rencontra Jacob Solak. Le père d’Anna vit plutôt d’un mauvais œil cette idylle, car il craignait que sa fille ne quitte le toit familial, perdant ainsi celle qui veillait sur la maisonnée depuis plusieurs années. Afin d’envisager une vie commune, Anna et Jacob choisirent alors de s’expatrier en France. Ce fut vers le milieu des années 1920 que ce jeune couple, uni d’ailleurs dans l’église de Bost, vint s’installer une première fois dans la région de Lapalisse. Ils apprirent seuls le français. Si Anna acquit au fil du temps une maîtrise relativement bonne de notre langue, Jacob ne parvint en revanche jamais à le lire et batailla jusqu’à la fin de sa vie avec l’emploi de certains déterminants.
En 1926, une petite Jeannette, enfant unique du couple, vint au monde à Saint-Prix. Au bout de quelques années, Anna et Jacob ayant réuni un petit pécule qu’il destinait à leur famille de Bielcza, rentrèrent en Pologne. Ce ne fut qu'en 1935 que le couple Solak et leur fille Jeannette revinrent à Lapalisse où Jacob fut employé comme charretier à la scierie Bécaud et Anna comme aide ménagère au domicile des Bécaud. Charles Bécaud, futur maire de Lapalisse entre 1945 et 1953, leur trouva d’ailleurs une petite maison tout à côté de sa scierie que les Solak purent, au fil du temps, aménager à leur goût et selon les besoins de leur vie qui était encore fortement teintée de ruralité. Au rez-de-chaussée, une petite cuisine et une salle à manger, à l’étage, deux chambres. Mais surtout, tout autour de la maison, une étonnante juxtaposition de constructions réalisées en planches récupérées à la scierie : deux étables, l’une pour le cheval qui assurait les livraisons de charbon et de bois, l’autre abritant une vache qui fournissait au couple, lait, crème et beurre, mais aussi des remises et une tonnelle qui conduisait à travers le jardin jusqu’à la Gièze. Ce fut donc indéniablement par le biais du travail que les Solak s’intégrèrent dans la société lapalissoise. Ayant servi un temps dans les cosaques, Jacob Solak, vraie force de la nature, était dur à la peine et n’hésitait pas, les plus anciens doivent encore s’en souvenir, à jeter un sort, plusieurs fois par jour, à la fatigue à grands coups d’eau-de-vie.
Au-delà des sentiments profonds qui restent quasiment insondables pour l’historien faute d’écrits autobiographiques, l’attachement des Solak à la culture polonaise peut se décliner autour de trois marqueurs sociaux : le rapport à la langue maternelle, la religion et la cuisine ?
Photos ci-dessus : Jacob et Anna Solak lors d'une fête familiale dans les années 50. Ci-contre : Anna Solak devant sa maison tenant Jean-Pierre Chervin, petit-fils de Charles Bécaud.
Sous leur toit, les époux Solak utilisaient volontiers le français. La langue polonaise ne ressurgissait que lorsque le ton montait entre eux et surtout le dimanche, lorsque leur maison se remplissait d’immigrés polonais travaillant dans des fermes des environs venus taper la belote et accessoirement donner à Anna leur linge à raccommoder. Pendant de longues années, la maison Solak fut en effet l’un des pied-à-terre les plus prisés par les immigrés polonais de la région : on y venait chercher un peu d’air du pays et glaner quelques nouvelles. Chaque jour, le facteur apportait le quotidien de langue polonaise Narodowiez qui, interdit en Pologne, était imprimé dans le Nord de la France. Anna entretint également une correspondance très suivie avec sa famille de Bielcza : à l’époque on pouvait espérer, dans le meilleur des cas, obtenir des nouvelles de Pologne quatre à cinq semaines après avoir envoyé une lettre de Lapalisse. Un peu plus tard, durant les années 60 et 70, Anna fit régulièrement parvenir des colis à sa famille qu’elle ne revit pour la première fois qu’en 1972 lors d’un voyage de trois semaines en Pologne. Mais ce fut sans nul doute durant l’Occupation que la solidarité familiale fonctionna le plus. En 1940, Ludwik et Josef Wadjak, deux frères d’Anna, s’enrôlèrent dans l’Armée polonaise de Coëtquidan qui fut vite mise en déroute par la Wehrmacht lors de la Campagne de France. Faits prisonniers, ils réussirent à s’évader et rejoignirent Lapalisse à marche forcée. Josef y retrouva sa femme et sa petite fille, il fut lui aussi embauché à la scierie Bécaud et tous demeurèrent là jusqu’à la Libération. Enfin, la sociabilité polonaise des Solak était également entretenue par des liens très forts qui les unissaient à deux familles des environs : les Glanowski, qui habitaient alors sur la route du Donjon et les Ribarsyk de Montaigu-le-Blin.
Autre trait de la culture polonaise des Solak : l’attachement viscéral à la religion catholique. Les fêtes du calendrier liturgiques étaient scrupuleusement célébrées et chaque dimanche, Anna mettait sa plus belle robe et un chapeau pour se rendre à la messe alors que Jacob revêtait un costume cravate. La maison des Solak contenait de nombreuses images pieuses, des crucifix et des petits bénitiers en porcelaine dans lesquels, d’ordinaire, trempaient des branches de buis. Notons également que durant les années 60 et 70, un prêtre, cousin d'Anna, vint à plusieurs reprises de Pologne, séjournant chaque fois quelques jours à Lapalisse. A partir de 1978, plusieurs portraits du tout nouveau Pape Jean-Paul II furent fièrement accrochés par Anna Solak.
Ci-dessus : les époux Solak en 1967.
Ce fut sans nul doute autour de la table, espace premier de partage, que la générosité des Solak s’exprima le mieux. Grâce à eux, une once d’âme slave habite encore le cœur de ceux qui les ont fréquentés.
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